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Comme le soulignait Dominique Méda[1] dans les années 90, la vision du travail qui s’est installée durant l’ère industrielle ne correspond à aucune réalité anthropologique. Or le numérique, « en réintégrant la vie intime et sociale au travail, permet juste de réinstaurer un rapport au travail culturellement et socialement intégré, tel qu’il a toujours été. »[2]

A travers leurs pratiques du web social (notamment) sur le lieu de travail ou en classe – lesquelles nous interpellent tant en tant que manager ou pédagogue – les jeunes générations manifestent donc simplement une manière d’être au monde dans laquelle la frontière entre vie « privée » et vie « professionnelle » se brouille de plus en plus : ce n’est pas parce que je suis au travail – ou en cours – que je ne suis plus moi-même, connecté à mes proches, animal social…[3] A l’occasion de la publication d’un ouvrage collectif que j’ai eu le plaisir de coordonner dans le cadre de la Chaire Orange – Grenoble Ecole de Management « Digital Natives », je partage ici avec vous quelques réflexions de nature exploratoire.

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L’Âge de l’Ennui : la génération Y s’ennuierait-elle au travail ?

Ce phénomène, nous l’avons observé à Grenoble Ecole de Management où les étudiants restent connectés durant les cours et se vivent comme des êtres « multitâches » – même s’il n’en est rien[4]. Il s’agit alors de voir « si ce rapport à l’ennui, à la fois facilité et réduit par le numérique, préfigure ce qui se déroulera au-delà de la période préprofessionnelle. La génération Y craint-elle de s’ennuyer aussi au travail ? » En posant cette question quelque peu dérangeante, l’équipe de sociologues que nous avons mobilisée dans le cadre des travaux de la Chaire ont ouvert une réflexion qui n’est pas sans conséquence pour les métiers de service…

Le Pays de Cocagne n’est pas sur le lieu de travail

Ce constat interpelle bien sûr le pédagogue, mais pas seulement. Il interpelle aussi, me semble-t-il, les entreprises, dans leur capacité à proposer des métiers et des environnements de travail qui motivent les jeunes générations. A l’heure où l’on parle tant de la quête de l’excellence dans la relation client, du « ré enchantement de l’expérience client », il me semble qu’il serait pour le moins opportun de réfléchir tout autant – sinon plus ? – aux moyens de ré enchanter l’univers du travail et, notamment, ces métiers de service « qui ne font pas toujours rêver ».
Combien de fois en effet ai-je entendu exprimer, dans des entreprises de service, les difficultés rencontrées pour « attirer des talents » ? Combien de fois ai-je pu discuter du turnover (trop élevé) et du manque de vocation : « Les jeunes qui nous rejoignent ont rarement fait cela par choix ». Si, à cette absence de vocation on ajoute le paramètre de l’ennui dont nous traitons ici – et bien des métiers de service sont par nature répétitifs – alors on tient là un cocktail pour le moins explosif.

Quand d’autres (métiers de service) créent l’illusion d’un monde plus excitant : l’avatarisation du monde ?

De fait, quand vient l’heure des loisirs et de la consommation, jamais nous n’avons été face à un tel « enchantement », une telle profusion d’offres, de destinations, de produits, de services et d’expériences… La frustration si justement évoquée par le sociologue Jean Viard à propos du temps (en substance : nous n’avons jamais eu autant de temps pour nous et pourtant le sentiment d’en manquer n’a jamais été aussi fort) me semble parfaitement éclairer ce phénomène : oui, quand on peut pour 10€ voir un film aux effets spéciaux ébouriffants en 3D, lorsqu’il est possible de jouer sur des consoles sans cesses plus performantes du point de vue de leurs capacités immersives, quand enfin des destinations jadis exotiques s’offrent à nous pour quelques dizaines d’euros pour peu que l’on s’y prenne au bon moment sur le web, alors oui : Je m’ennuie au travail.
Jean Baudrillard, qui fut l’un des pionniers dans cette réflexion sur l’ère de la consommation et sa capacité à créer des mondes, ne disait pas autre chose lorsqu’il parlait du « statut miraculeux de la consommation » :
« Il y a quelque chose de plus dans l’amoncellement que la somme des produits : l’évidence du surplus, la négation magique et définitive de la rareté, la présomption maternelle et luxueuse du pays de Cocagne. »[5]
S’il parlait alors de ce modèle pour les lieux de services que pouvait être le drugstore parisien, on imagine aisément ce qu’il dirait aujourd’hui des « nouveaux espaces urbains » dédiés aux loisirs et à la consommation (songeons à Bercy Village), et ce qu’il dirait, aussi, du Net.

Ré-enchanter « l’expérience collaborateur » ?

Bien sûr, les back-office des grandes entreprises ou les enseignes de service et de distribution (sans parler des grandes écoles) ne vont pas se transformer en pays de Cocagne au prétexte que l’on s’y ennuie… Pour autant, les générations montantes risquent fort de privilégier les entreprises qui sauront s’efforcer de repenser les lieux de travail et les manières de faire en designant des expériences collaborateurs visant à créer plus d’espace pour ce qu’ils sont – des « animaux sociaux » – là où c’est possible bien sûr.

Bien sûr, des leviers tels que la convivialité sur le lieu de travail, des parcours professionnels adaptés (permettant notamment de naviguer du front au back office, de fonctions très exposées aux clients à des fonctions plus « protégées », pour ne prendre qu’un exemple), la gamification des formations (des formations seulement ?) que les Jeux Sérieux incarnent, ou encore des règles moins contraintes d’usage des médias sociaux – et autres applicatifs – sur le lieu de travail (mais j’ai bien dit des règles), tout cela constitue des pistes de travail déjà explorées et qui ont du sens. Mais ce n’est pas suffisant.

Vers un design de l’expérience collaborateur

Au même titre, donc, que l’on peut parler aujourd’hui de design de l’expérience utilisateur, on devrait pouvoir explorer la préoccupation symétrique. Nous devrions également concevoir un monde du travail qui ne constitue pas – et n’a jamais pu constituer – une bulle déconnectée du « monde réel », celui de la vie affective et sociale, celui de l’intimité.

C’est à ce prix – cette exigence – que nous dessinerons de nouveaux métiers de service dans lesquels le « ré enchantement » des uns (les clients) fera écho au ré enchantement des autres (les collaborateurs), afin que les rencontres de service soient une réussite pour chacun. C’est finalement l’une des voies majeures à défricher si l’on veut réellement – et durablement – accroître l’expérience que les clients ont des métiers de service. L’un ne va pas sans l’autre, c’est là un autre enseignement de la symétrie des attentions…

[1] Méda, D. (1995), Le travail. Une valeur en voie de disparition, Paris : Flammarion.
[2] F. Martin-Juchat et alii, « Entre paradoxes et tensions : ce que les Digital Natives nous disent (et observent) de leurs pratiques », in La génération Y, le manager & l’entreprise, PUG, février 2015 (coordination : B. Meyronin).
[3] Les étudiants issus de la « génération Y » disposent aujourd’hui d’un arsenal qui dépasse les rêves les plus fous des X (dont je suis), nous qui devions nous contenter de crayonner sur des tables en bois devenues trop vite, hélas, des tables plastifiées… A chaque époque ses petits gribouillis, sa façon de tromper l’ennui, de s’évader : pour ma génération les tables en bois et pour celles d’aujourd’hui le digital, son instantanéité et le sentiment (l’illusion ?) d’urgence et d’ubiquité qu’il crée.
[4] Dans l’ouvrage déjà cité, lire à ce sujet la contribution éclairante de C. Cuny et G. Allain.
[5] In La Société de consommation, 1970, Denoël.

Benoît MEYRONIN

Directeur délégué Marketing & Développement de Grenoble Ecole de Management et Directeur R&D de l’Académie du Service

© Blog http://www.marketing-des-services.com, février 2015 – avec son autorisation.

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