La lecture du livre de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy (« L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste », Gallimard, 2013) m’invite à partager avec vous les quelques réflexions qui suivent. C’est une manière, aussi, de vous donner envie de vous jeter sur ce livre stimulant qui met en perspective les « nouveaux » modèles économiques dont les marques Apple et Nespresso sont les parangons ; mais une manière aussi, pour moi, de continuer à entremêler mes deux passions, le marketing urbain et le marketing des services. Car, plus que jamais, c’est à la confluence de l’économie urbaine et de l’économie des services que se situe l’un des enjeux majeurs de nos économies développées.
Du « capitalisme artiste » et de son rapport à l’économie des services
Le « capitalisme artiste », qu’est-ce que c’est ? L’esthétisation[1] du monde.
Commençons par quelques informations glanées dans la presse au printemps dernier : Ikea lance un tout nouveau concept à Nice (un magasin, mais aussi des logements et, au global, un quartier tout entier) dont l’architecte-urbaniste est Jean-Michel Wilmotte, l’un des grands créateurs français dans le domaine de l’architecture et du design urbain (Les Echos du 15 avril) ; Doha investit dans les musées car le Qatar ambitionne de se positionner très fortement sur le marché du tourisme culturel mondial (Les Echos du 11 avril) ; Baccarat vient de lancer une nouvelle gamme de luminaires signés par Philippe Starck et va ouvrir à New York un concept-store afin de fêter ses 250 ans d’existence (Les Echos du 9 avril).[2]
Qu’ont donc en commun ces trois nouvelles qui nous sont parvenues à quelques jours d’intervalle ? Que peuvent avoir en partage une grande enseigne de distribution, une métropole du Golfe et un industriel du luxe ?
Rien, sinon qu’ils révèlent l’une des facettes de ce que nous pouvons désigner, dans le sillage de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, le « capitalisme artiste » : « Le capitalisme artiste a ceci de caractéristique qu’il crée de la valeur économique par le biais de la valeur esthétique et expérientielle » (P. 40).
Un nouveau paradigme qui répond à de nouvelles aspirations : ni produit, ni service, mais des « expériences »
Pour nos deux auteurs, il s’agit là d’un véritable changement de paradigme, dans la mesure où « à un capitalisme axé sur la production s’est substitué un capitalisme de séduction focalisé sur les plaisirs des consommateurs par le truchement des images et du rêve, des formes et des récits » (Ibid.). Les sociologues, philosophes et autres anthropologues sont nombreux en effet à analyser cette évolution de la consommation : la force des affects, la part du jeu, les émotions partagées, les sensations, le Beau… sont devenus omniprésents. Ainsi, pour Michel Maffesoli ce sont « la recherche de la qualité de vie, l’importance de l’imagination et l’expérience du présent qui, de plus en plus, prévalent » (in Homo eroticus. Des communions émotionnelles, 2012, p. 65).
La notion « d’expérience », on le voit, est centrale : nous assisterions en effet à « une revalorisation de l’expérience en tous les sens du terme. C’est-à-dire une expérience vécue au sein de la communauté, mais, également, expérience s’enracinant dans un substrat plus vaste, celui de la mémoire collective » (Maffesoli, Ibid., p. 193). C’est, par exemple, « l’expérience Ibiza » dont parle le philosophe Yves Michaud quand il analyse la genèse et les manifestations de l’industrialisation du tourisme sur l’île d’Ibiza dans son dernier ouvrage[3]. Cette destination symbolise pleinement pour l’auteur cette « économie du sentir », comme il la qualifie pour sa part, dans laquelle on ne « vend plus des objets mais des expériences – que ce soit celle d’un coucher de soleil désormais inscrit au catalogue de la consommation, celle des bains dans une cala et, plus souvent, celle d’une nuit techno » (p. 321).
Du capitalisme artiste à l’économie de l’expérience : un même mouvement
Ce nouvel âge du capitalisme est donc aussi celui de cette économie de l’expérience dont on parle tant depuis près de 15 ans sans véritablement, en France du moins, en saisir toute la puissance : j’ai eu l’occasion, dans le cadre d’une publication collective de l’Institut Esprit Service[4], de dire combien nos industries gagneraient à entrer dans ce paradigme ; et j’ai eu l’occasion, ailleurs, de parler de l’esthétique à propos de Lyon Parc Auto, de Ninkasi ou de Bercy Village[5]. Dans ces trois cas très différents (un gestionnaire de parcs de stationnement, une brasserie-restaurant et un centre de « loisirs urbains »), on retrouve l’intervention de plasticiens, de designers, ou pour le moins l’irruption d’une forme d’esthétique qui vise bien à « ré enchanter » un contexte de consommation et de vie de plus en plus banalisé.
Cette ère est alors celle de la poussée spectaculaire d’offres renouvelées qui ont permis à certains produits de sortir du déclin, du processus de « commodification » qui menace la plupart des activités économiques : le kilo de café et le téléphone dans les deux cas bien connus cités plus haut. Mais c’est aussi le couteau de Laguiole, qui a repris grâce à Philippe Stark et de nombreux autres designers (on retrouve ici J-M. Wilmotte) le chemin de sa terre d’origine, le Made in France et un positionnement résolument premium : des couteaux (au design revu) à l’usine (elle-même designée par Starck) qui se visite (une expérience…), tout est bien ici ancré dans ce mouvement d’esthétisation du monde.
Des produits aux lieux de consommation en passant par l’espace urbain : une dynamique d’esthétisation généralisée
Dans ce nouveau contexte, les frontières entre produits et services, mais aussi entre la sphère marchande et le champ urbain, tendent à s’estomper : « Le capitalisme artiste est le système économique qui fonctionne à l’esthétisation systématique des marchés de la consommation, des objets et de l’environnement quotidien » (p. 45). Partout, on propose donc aux consommateurs, aux touristes, etc., des expériences qui prennent place dans un espace physique réinventé, qu’il s’agisse de boutiques, d’aéroports[6], de galeries marchandes, des TGV (« habillés » par C. Lacroix) ou de l’espace public et/ou muséal (songez au MUCEM de l’architecte Rudy Ricciotti qui a ouvert ses portes au mois de juin dernier dans le cadre de Marseille-Provence 2013 – Capitale Européenne de la Culture).
De fait, « les centres urbains sont toilettés, scénographiés, ‘’disneyifiés’’en vue de la consommation touristique. (…) Les architectures d’image font florès, valant pour elles-mêmes, pour leur attractivité, leur dimension spectaculaire, et fonctionnant comme vecteur promotionnel sur les marchés concurrentiels du tourisme culturel » (Ibid., pp. 27-28). Un marketing urbain fondé sur l’esthétique et l’expérience vient ainsi conforter les stratégies d’attractivité des villes.
L’hybridation comme moyen
Ce « nouvel âge du capitalisme » est donc celui de l’hybridation, autre mot fort qui revient à maintes reprises sous la plume des deux auteurs : « Nous sommes dans un cycle nouveau marqué (…) par la dérégulation des distinctions entre l’économique et l’esthétique, l’industrie et le style, la mode et l’art, le divertissement et le culturel, le commercial et le créatif, la culture de masse et la haute culture » (Ibid., pp. 12-13).
Villes, fabricants de biens et prestataires de service deviennent tous des façonneurs d’expériences qui se construisent elles-mêmes à la confluence de plusieurs mondes : les métiers se mélangent, le public et le privé se rapprochent, les codes du luxe pénètrent toutes les sphères, la créativité s’empare du trivial[7]… L’esthétisation rapproche des univers hier clos, et elle se nourrit elle-même de l’implosion de frontières jadis bien établies (art/mode, etc.).
Ce mouvement, qu’analyse notamment Annie Munoz (Professeure à Euromed-Marseille), est aujourd’hui clairement l’un des leviers majeurs de l’innovation dans le monde des services.
Le mot de la fin : le service sera beau ou ne sera pas…
Pour ce qui concerne, au sens strict, les métiers de service, on a vu que ce mouvement englobait aussi bien l’urbanisme commercial, la distribution, le monde du stationnement, celui de la restauration ou encore les industries touristiques. C’est sans doute l’un des paradoxes de l’époque du « digital » que de survaloriser les expériences ancrées dans des lieux fortement esthétisés.
Professionnels du service, il n’est donc pas inutile de méditer la thèse de cet ouvrage[8] et, autre paradoxe (?), de vous ouvrir davantage sur l’urbain, sur les réalisations urbanistiques et événementielles des villes qui, toutes, ont déjà bien compris que pour être attractives elles devaient être belles et désirables et proposer, ce faisant, des expériences mémorables à leurs résidents et visiteurs. Parce que le touriste est un client comme les autres, avide d’émotions, de propositions spectaculaires (allez voir les passerelles en béton du MUCEM à Marseille) et de cette esthétisation du monde qui renouvelle l’offre des destinations, les lieux de consommation et les biens manufacturés.
Benoît Meyronin (avec son autorisation)
Professeur à Grenoble Ecole de Management et Directeur R&D de l’Académie du Service
© Blog http://marketing-des-services.com – septembre 2013
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